Krylov, Szeps-Znaider, Orchestre national de Lyon, l’Auditorium de Lyon
Beate Langenbruch, October 2, 2022
” (Sergej Krylov’s) passage to the Auditorium is a march of triumph.”
Pour le deuxième concert symphonique de sa saison, l’Auditorium de Lyon a convié le violoniste virtuose Sergueï Krylov. Le choix du programme ne pouvait manquer de laisser une impression saisissante sur le public, eu égard aux résonances qu’il devait fatalement provoquer dans les esprits avec l’actualité de la guerre en Ukraine : le Concerto pour violon n° 2 de Sergueï Prokofiev était en effet entouré de la Lamentation on the Disasters of War de Karim Al-Zand et de la Symphonie « Eroica », dont le titre prévu par Ludwig van Beethoven avait été « Bonaparte », jusqu’à ce que le couronnement impérial de 1804 anéantisse toute l’estime que le compositeur avait à l’origine pour le Premier Consul.
La composition du Canado-Américain, qui a vu le jour en 2006 dans le contexte de l’intervention américaine en Irak, se fonde elle-même sur les 82 gravures que Francisco de Goya avait réalisées sous le titre Désastres de la guerre à la suite de l’invasion napoléonienne en Espagne en 1806. Dans cette version pour orchestre à cordes, les glissandi des violons s’opposant aux pizzicati des contrebasses esquissent un tableau très contrasté, dans lequel une ligne mélodique grave se détache de gémissements, suivis de la chevauchée sauvage d’une accélération générale. Les cris stridents des violons laissent enfin la place à un apaisement dans lequel retentit le silence des morts.
À côté de la carrure imposante du maestro Nikolaj Szeps-Znaider, tout le monde peut paraître petit, mais la silhouette de Sergueï Krylov se voûte encore plus lorsque son archet attaque dans une belle sonorité le thème populaire du Deuxième Concerto de Prokofiev. Courbé, le soliste se trouve soudainement au centre d’une place de village, entouré de part et d’autre des musiciens et du public. C’est que son jeu extrêmement expressif nous convie à une fête, celle des orchestres ruraux d’antan. Dansant lui-même de droite à gauche, Krylov marque la rythmique vive de Prokofiev subtilement de son pied, alors que l’orchestre lui donne la réplique des contretemps. Le violon quitte ensuite son caractère espiègle pour nous amener la danse plus lyrique des amoureux dans l’Andante assai, magnifique. Le suivent, pareillement inspirés, les solistes d’orchestre, successivement violon et flûte, basson, puis clarinette, valsant les yeux dans les yeux. L’Allegro, ben marcato finit par laisser des marques dans les planches de ces tréteaux rustiques imaginaires : la danse se fait plus délurée, aiguillonnée par les castagnettes, plus surréaliste, plus échauffée par la boisson, jusqu’à l’emportement final.
Si Sergueï Krylov s’est déjà montré brillant dans le concerto, le Russe enfonce le clou dans l’un de ses bis privilégiés, qui exhibe tout son art : le 24e Capriccio de Paganini enflamme la salle à force doses de doubles ou triples cordes, sautillements d’archets, non sans oublier les variations pianissimo, animées d’une douceur qui font d’autant plus ressortir la virtuosité de l’artiste dans les articulations plus vives : son passage à l’Auditorium est une marche de triomphe.
Le brio extraordinaire de ce soliste a de quoi faire pâlir l’Eroica, à l’esthétique si différente. Pourtant, le son de l’Orchestre national de Lyon paraît posséder plus de profondeur encore dans cet Allegro dont les accents sont bien marqués. Le deuxième thème est passé en tendresse de pupitre en pupitre. Émouvants sont l’attaque et le finale de la marche funèbre, tout en sotto voce des cordes, et entre eux, la lamentation des violoncelles, si homogène, paraît faire écho à celle d’Al-Zand. Les solistes des bois produisent d’autres beaux moments, comme la flûte dans la partie en mode majeur, ou le hautbois. La direction de cette symphonie héroïque paraît sans effort : une petite inclinaison de la tête suffit parfois à Nikolaj Szeps-Znaider pour signifier à l’ONL la juste vélocité que le Scherzo demande au corps collectif des musiciens, et qu’ils accomplissent eux aussi en toute légèreté. L’orchestre déploie encore des nuances dynamiques chatoyantes dans le dernier mouvement, où le trio des cors rivalise dans sa magnificence avec la flûte virevoltante. Décidément, les mélomanes en viennent à constater que les vrais héros, ce ne sont pas les dédicataires historiques pressentis qu’ont cherché à célébrer les œuvres, mais les interprètes capables de si bien servir cette musique aussi raffinée qu’exigeante.